Depuis l’adoption, en novembre dernier, de la directive CSRD (Corporate Sustainable Reporting Directive), on a pu prendre connaissance de plusieurs appels à la mobilisation des entreprises, afin qu’elles aient la capacité de répondre aux exigences accrues du futur reporting de durabilité. Alors que webinaires, formations et offres de « gap analysis » font florès, un consensus se dessine sur l’importance majeure de l’analyse de double matérialité, qui apparaît comme la clé de voûte de la future CSRD et qui constitue un véritable défi pour les entreprises.
L’analyse de double matérialité
La double matérialité correspond à la conjonction de deux types de matérialité, la matérialité financière qui correspond à la vision « Outside-In », et la matérialité d’impact qui, elle, prend en compte la vision « Inside-Out ».
La matérialité financière (dite encore matérialité simple) ne prend en compte que les impacts positifs (opportunités) et négatifs (risques) générés par l’environnement économique, social et naturel sur le développement, la performance et les résultats de l’entreprise.
Pour la matérialité d’impact (dite également matérialité socio-environnementale), sont à prendre en compte les impacts négatifs ou positifs de l’entreprise sur son environnement économique, social et naturel.
Simple ? Pas si sûr. Pour cet article, nous nous limiterons à examiner le contenu de la matérialité d’impact.
De quel impact parle-t-on finalement ? S’agit-il, dans une vision utilitariste, de l’impact susceptible d’affecter positivement ou négativement le bien-être des parties prenantes ? Si oui, cela revient à prendre en compte les externalités de l’entreprise. Ou s’agit-il de se référer à la valeur intrinsèque des milieux naturels, au-delà des services rendus, de leur utilité et de leur productivité ?
Pour y voir plus clair, voyons ce que dit l’ESRS 1 (European Sustainability Reporting Standard) « General Requirements » publié en novembre dernier, qui comme les 11 autres ESRS, devra être validé par la Commission européenne au mois de juin de cette année.
« 3.4 Matérialité d’impact
L’évaluation de la matérialité d’un impact négatif s’appuie sur le processus de diligence raisonnable en matière de durabilité défini dans les instruments internationaux que sont les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme et les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales.
Pour les impacts négatifs réels, la matérialité est basée sur la gravité de l’impact, tandis que pour les impacts négatifs potentiels, elle est basée sur la gravité et la probabilité de l’impact.
La gravité est basée sur l’ampleur, la portée et le caractère irrémédiable de l’impact.
Dans le cas d’un impact négatif potentiel sur les droits de l’homme, la gravité de l’impact prime sur sa probabilité. Pour les impacts positifs, la matérialité est fondée sur l’ampleur et la portée de l’impact pour les impacts réels ; et l’ampleur, la portée et la probabilité de l’impact pour les impacts potentiels »
Annexe B : évaluation de la matérialité de l’impact
AR 4 – Pour évaluer la matérialité de l’impact et déterminer les éléments importants à communiquer, l’entreprise prend en compte les quatre étapes suivantes :
(a) compréhension du contexte par rapport à ses impacts, y compris ses activités, relations commerciales, le contexte de durabilité et les parties prenantes ;
(b) identification des impacts réels et potentiels (tant négatifs que positifs), en s’engageant auprès des parties prenantes et des experts concernés. Dans cette étape, l’entreprise peut s’appuyer sur des recherches scientifiques et analytiques sur les impacts en matière de questions de durabilité ;
(c) l’évaluation de la matérialité de ses impacts réels et potentiels ; et
(d) la détermination des sujets importants. Au cours de cette étape, l’entreprise adopte des seuils pour déterminer quels impacts seront couverts dans ses déclarations de durabilité. »
En l’état, le texte de l’ESRS 1 n’apporte pas de définition nette de l’impact à prendre en compte. Que dira le texte appelé à être validé ? En tout état de cause, il conviendra de publier la méthodologie retenue pour définir les impacts sociaux (au sens sociétaux) – environnementaux.
Les parties prenantes au cœur de l’analyse de double matérialité
L’analyse de la matérialité d’impact ne peut se faire qu’en impliquant les parties prenantes potentiellement impactées ou aptes à témoigner de l’impact réel, significatif ou potentiel des activités de l’entreprise. Or, qu’en est-il aujourd’hui de la prise en compte des parties prenantes dans la réalisation des analyses de matérialité publiées par les entreprises dans le cadre de la Déclaration de Performance Extra-Financière (DPEF) ?
Quand on examine les résultats de la 9ème étude publiée par Tennaxia en 2021 sur les pratiques de reporting et rapports RSE, on observait que la majorité des entreprises répondantes, parmi lesquelles des entreprises du SBF120, n’intègrent pas encore les parties prenantes externes dans l’analyse de matérialité.
Si 42% des entreprises de l’échantillon ont impliqué le comité des risques, 31% le Comex, ce qui constituent deux bonnes pratiques, seulement 27% des entreprises ont interrogé les parties prenantes externes pour identifier leurs risques extra-financiers. On peut donc en conclure, que si les méthodologies mises en œuvre avaient bien pour objectif d’apprécier les impacts significatifs réels ou potentiels sur les personnes et l’environnement liés aux activités de l’entreprise, cela n’a pu être fait qu’en extrapolant. Peut-on, malgré une excellente connaissance de ses parties prenantes, se substituer à elles sur des thématiques assez rarement abordées ?
Dans la 10ème étude publiée par Tennaxia en 2022 on peut lire que la difficulté à interroger les parties prenantes externes constitue un frein à la mise en place du reporting de durabilité pour 26% des répondants.
L’ESRS définit les parties prenantes « comme des individus, groupes, institutions, […] sur lesquels les activités de l’entreprise peuvent avoir un impact ou qui ont eux-mêmes un impact ou peuvent influencer les activités de l’entreprise. Deux principaux groupes de parties prenantes doivent être identifiés :
- Celles sur lesquelles les activités de l’entreprise ont un impact. Il s’agit par exemple d’individus ou de groupes dont les intérêts sont ou pourraient être affectés par les activités de l’entreprise (cela peut également inclure les activités de la chaîne de valeur).
- Les utilisateurs des rapports de durabilité comme les investisseurs, les financiers, les partenaires commerciaux (existants et potentiels), les syndicats, les partenaires sociaux, la société civile, les ONG et autres. »
La prise en compte des parties prenantes constitue un élément clé de la robustesse des futures analyses de double matérialité. Qu’il s’agisse d’études quantitatives ou qualitatives, ou un mix des deux, il faudra être transparent et exigeant sur la sélection des parties prenantes interrogées, avec un sérieux risque d’« engorgement », notamment auprès des experts qui pourront prendre position sur les impacts réels, significatifs ou potentiels des activités de l’entreprise et de sa chaîne de valeur. Sans omettre de déclarer les modes de pondération élaborés.
Les Organismes Tiers Indépendants devraient, en toute logique, être plus regardants sur cette question essentielle.
La gravité de l’impact, élément clé de l’analyse de double matérialité
La gravité, comme nous l’avons vu précédemment, doit s’évaluer en termes d’ampleur, de portée et du caractère irrémédiable de l’impact. Il va donc falloir élaborer une grille d’analyse de la gravité sur les 3 champs.
La norme X30-29, publié par l’Afnor, a jusqu’à présent constitué un excellent support méthodologique pour réaliser des analyses de matérialité sérieuses. Tennaxia l’a d’ailleurs utilisé dans toutes les analyses de matérialité qui lui ont été confiées. Et la méthodologie mise en œuvre a été très favorablement accueillie par plusieurs OTI. Si elle répond au principe de double matérialité, elle ne permet pas aujourd’hui de prendre en compte avec suffisamment de granularité les 3 champs de la gravité.
Par ailleurs, pour analyser la gravité d’un impact, peut-on le faire au niveau corporate comme cela a été souvent fait pour répondre aux exigences de la DPEF ? Ou, comme dans un nombre limité de cas, interroger des parties prenantes de quelques pays.
Ne peut-on pas considérer qu’il serait judicieux de le faire systématiquement au niveau de chacun des pays ? Ou à défaut de définir des critères de taux de couverture précis pour garantir la bonne représentativité des spécificités des activités de l’entreprise et réaliser des analyses de double matérialité qui satisfassent aux moyens disponibles (temps, budget…). A titre d’exemple, Enel Group a couvert 21 pays dans le cadre de la réalisation de son analyse de matérialité publiée dans son rapport de durabilité 2021. Une bonne pratique !
Dès lors, si la méthodologie d’évaluation de la gravité reste à construire, (sans oublier la prise en compte sur le sujet de la biodiversité de la méthode LEAP) c’est toute la méthodologie d’évaluation de la double matérialité qui est à élaborer. Implication de la gouvernance, benchmark, études sectorielles et référentiels pris en compte, construction du questionnaire, sa pondération, sa consolidation, la sélection, l’embarquement et l’interrogation des parties prenantes et des experts, représentativité des pays et des activités… Vaste programme !
En conclusion
Les résultats de l’analyse de double matérialité fourniront à la gouvernance des entreprises des informations stratégiques sur les transformations à opérer, afin de les engager dans la transition et de garantir la durabilité de leur modèle d’affaires en satisfaisant aux attentes de leurs parties prenantes. L’analyse de double matérialité constituera bien le socle de la CSRD et au-delà, de la RSE, d’engagements que l’on attend désormais des entreprises.
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